UN MONDE ATYPIQUE ET DÉROUTANT, par François Leclerc

Billet invité.

Cela va faire sept ans que la Fed a adopté une politique monétaire expansionniste dont elle n’a depuis jamais démenti. Résultat : 4.500 milliards de dollars d’actifs sont aujourd’hui inscrits à son bilan suite à trois injections de liquidité massives, contre 900 milliards avant la crise. Janet Yellen, sa présidente, a déjà prévenu que revenir à une taille de bilan considérée comme normale prendra jusqu’à la fin de la décennie, sans toutefois préciser comment elle compte s’y prendre.


Il est permis de douter de ce calendrier, à constater qu’une mesure aussi prudente, et annoncée de longue date, qu’une augmentation de 0,25% de son taux directeur principal ne parvient pas à être prise. Depuis 2008, celui-ci oscille entre 0% et 0,25%, suscitant une addiction qu’il se révèle impossible de surmonter. Les pertes qu’enregistreraient les détendeurs d’obligations assorties d’un faible taux d’intérêt ne sont pas étrangères à la décision de ne pas augmenter celui-ci, car elles impliquent la baisse de la valeur des titres. La conclusion s’impose : avec le temps, leur volume ne fait que s’accroître, accentuant le problème d’autant. Il en ressort que ce ne sont pas seulement les restructurations qui menacent les détenteurs de dette, mais aussi la hausse des taux d’intérêt dans un système financier dont les titres de dette sont un point d’appui déterminant.

Un autre effet collatéral désastreux entre en ligne de compte. Le retrait brutal des capitaux engagés dans de fructueuses opérations de carry trade à grande échelle dans les pays émergents, désormais attirés par d’autres perspectives de rendement, précipite à leur tour ces pays dans la crise, les rendant incapables de tirer la croissance mondiale comme il était escompté.

Après avoir pesé le pour et le contre d’une augmentation, les analystes font maintenant assaut des raisons qui justifient cet immobilisme. Les raisons en sont multiples, à commencer par les craintes qui s’accentuent à propos du périlleux changement de modèle de développement chinois, qui prend un mauvais départ. La liste des phénomènes déroutants dont les effets se conjuguent ne fait que s’allonger, comme en témoignent les nouvelles prévisions économiques 2015 de l’OCDE. Parmi celles-ci figure la constatation que la chute du prix des matières premières, notamment du pétrole, n’entraine pas de regain de croissance significatif chez les pays importateurs, comme il devrait.

A ceux qui s’étonnent que des considérations planétaires président aux décisions d’une Fed connue pour sa vision très américaine du monde, faut-il remarquer que la reprise n’est pas si brillante que cela aux États-Unis ? Il y est enregistré une poussée déflationniste persistante, l’anémie du marché du travail – si on le mesure par le taux d’emploi et non pas celui du chômage, comme Janet Yellen le préconise de longue date – ainsi que la stagnation des salaires. Il y a donc l’embarras du choix pour expliquer la paralysie actuelle de la Fed.

Lors du G20 finances d’Ankara des 4 et 5 septembre derniers, une demande pressante a été adressée aux autorités chinoises afin qu’elles communiquent mieux sur leurs intentions, mais une autre a eu sur le même mode la Fed comme destinataire. Les deux ont exprimé une inquiétude omniprésente au regard de la fragilité et de l’instabilité de la situation actuelle, ainsi que du danger qu’il y aurait à la bousculer. Benoit Coeuré, membre du directoire de la BCE, l’a confirmé en faisant savoir que celle-ci entendait « protéger la zone euro des chocs financiers externes », après avoir salué la décision prudente de la Fed de ne rien faire, qui selon lui « confirme le diagnostic » de la BCE, et l’existence de « nouveaux risques » liés aux grands pays émergents et à la « volatilité » des marchés financiers.

Jouant un rôle prépondérant, les grandes banques centrales font à la fois preuve de force et de faiblesse : elles parviennent à relativement stabiliser la situation mais elles ne peuvent pas remédier aux dérèglements du système économique et financier. Au contraire, elles y contribuent lorsqu’elles alimentent les énormes masses monétaires dont l’affectation ne répond qu’à une seule logique : celle du rendement financier.

Et ce n’est pas fini ! la Banque du Japon et la BCE pourraient prochainement décider de relancer leurs programmes d’expansion monétaire, n’ayant plus de disponible que cet outil pour tenter de favoriser des relances défaillantes et combattre des pressions déflationnistes persistantes. La taille du bilan des banques centrales n’est pas en soi un problème, mais la masse des liquidités qu’elles déversent dans le système financier en est un. Il était autrefois craint le déclenchement de l’hyperinflation, mais cela prend désormais une toute autre tournure : les liquidités ne descendent pas dans l’économie, il y a défaut caractérisé d’allocation, et la seule inflation que l’on constate est celle des actifs. D’où viendra la prochaine crise aiguë, se demandait-on, persuadé qu’elle surviendra mais sans savoir ni où, ni quand, ni comment ? On commence à en avoir une petite idée : parfois, les pompiers sont les pyromanes…